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dimanche, 1er octobre 2017

Shadi Ghadirian, une photographe iranienne féministe et malicieuse

Elle fait poser des femmes voilées avec des aspirateurs ou des cannettes de Pepsi : la photographe Shadi Ghadirian est célèbre dans le monde entier pour ses portraits plein d’humour de ménagères iraniennes. Nous vous présentons dans cette exposition des extraits de deux de ses séries, « Like everyday » (« Comme tous les jours ») et « Ghajar ». Etre photographe en Iran exige du doigté. Pas question d’aborder les problèmes de la société iranienne en ignorant la multitude d’interdits édictés par les Mollahs depuis la révolution islamique de 1979. Toute allusion, aussi légère soit-elle, à la sexualité est jugée comme un crime relevant du droit commun. Une femme ne peut être photographiée sans le voile obligatoire dès qu’elle apparaît dans un espace public. Pour Shadi Ghadirian, rien n’est plus stimulant que les contraintes. La jeune femme se livre à une critique en règle de la condition féminine dans son pays avec l’arme redoutée par tous les régimes autoritaires : l’humour. Dans sa série « Like everyday » elle surperpose aux visages de ses femmes en tchador des ustensibles ménagers : un balai, un fer à repasser, une casserolle... Entre portrait et nature morte ces photographies déclinent le thème universel de la « femme objet ». Dans son autre série « Ghajar », elle s’en prend spécifiquement à sa société iranienne régie par les lois islamiques datant du VIIe siècle. En s’inspirant des portraits photographiques qui se réalisaient au XIXe siècle en Iran sous l’époque Ghajar, Shadi Ghadirian fait poser ses femmes voilés avec un objet contemporain : poste de radio, aspirateur, cannette de Pepsi Cola... L’artiste révèle ainsi les contradictions qui pétrissent une société au demeurant d’une grande complexité. Et au coeur de laquelle des femmes décidées à ne plus s’en laisser conter comme Shadi Ghadirain occupent de plus en plus de place.


Pastichant les portraits des Iraniennes à l’époque des Qajar (dynastie qui a régné en Iran de la fin du XVIIIe jusqu’au début du XXe siècle), Shadi Ghadirian photographie les femmes de sa famille et ses amies, vêtues de manière traditionnelle, devant un décor de toile peinte néo-baroque – comme cela se faisait dans tout le Moyen-Orient à l’époque. Seul un détail incongru (une boîte de coca, un poste de radio stéréo portatif) montre que ces jeunes femmes vivent aujourd’hui. L’artiste signale ainsi l’anachronisme du costume et de l’enfermement dont il est le signe. Clin d’œil supplémentaire : ici, la jeune femme porte un poste de radio comme le font les garçons qui déambulent dans les rues des villes orientales en poussant la sono à son maximum pour affirmer leur virilité. Les photographies, qui au XIXe siècle adoptaient le format d’une carte de visite, sont ici agrandies aux dimensions des portraits officiels Qajar. L’œuvre possède donc trois registres de lecture : un niveau familier, amical ; un discret sourire ironique ; une affirmation de la noblesse de la personne portraiturée. Pour en savoir plus sur l’époque Qajar durant laquelle l’Iran connut un grand développement artistique et intellectuel, visiter la salle qui est consacrée à cette époque au Louvre ; il faut rappeler aussi, en ce qui concerne l’art de l’islam, que le musée des Beaux-Arts de Lyon possède une des plus belles collections de France.


Bénéfice paradoxal d’un art encore peu considéré, voire ignoré, la photographie en Iran jouit d’une relative liberté. Aussi, les jeunes photographes se montrent volontiers critiques et s’attachent à rendre compte de l’évolution et des blocages d’une société écartelée entre des conceptions morales, religieuses, politiques ou économiques opposées. Femme et photographe, Shadi Ghadirian veut ici témoigner de la condition féminine dans son pays. L’efficacité subversive de ses images tient à la simplicité du procédé : faire poser devant un fond neutre des femmes en tchador, dont le visage est remplacé par un instrument ménager. Voilées de sombre, la femme-balai, la femme-cafetière ou la femme-fer à repasser demeurent anonymes, nous restent invisibles de même que, sans regard, elles sont aveugles. Shadi Ghadirian travaille sur le stéréotype et son art, insolent, est celui du caricaturiste. Elle avait pratiqué celui du pastiche dans une précédente série, Des icônes décalées, où elle imitait le style des portraits photographiques du XIXe siècle, l’époque Qajar en Iran : des femmes voilées y posaient avec un objet anachronique (boîte de Coca, poste de radio) signifiant par là la difficulté du monde arabo-musulman à entrer dans la modernité. Une fois de plus, ici, elle en témoigne par le décalage entre un costume traditionnel, signe de l’enfermement, et des instruments ménagers modernes. Mais ne nous y trompons pas : ces derniers sont aussi symboles d’aliénation, de dissolution de l’identité individuelle dans le flot quotidien de la routine ménagère. S’ils sont critiques de la tradition, ces portraits ne le sont pas moins de l’illusion que le modernisme technologique, dont l’Occident fait l’aune de tout progrès, porte inévitablement en lui la libération. J.-C. F.

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